Parce que Dieu ne joue (peut-être) pas au dés, mais parfois on peut toucher le gros lot à la grande loterie des protéines.

Dans les exemples que nous avons vus précédemment, les protéines dont on souhaitait changer les caractéristiques avaient une structure connue expérimentalement et un site actif bien identifié. Il était donc facile de cibler certains résidus particuliers dans la protéine lors de la production de nouveaux mutants, en espérant que ces mutations modifieraient bien les propriétés de la protéine (fixation d’un ligand, absorption et émission de lumière) dans le sens désiré. Mais les choses se compliquent singulièrement si l’on connaît encore mal la protéine cible. Par exemple si l’on n’a pas de structure pour celle-ci, où que l’on ignore quels sont les résidus particuliers qui contrôlent la propriété que l’on veut modifier. Avec vingt acides aminés possibles sur chaque position de la séquence protéique (qui peut comprendre plusieurs centaines de résidus), le champ des mutations possibles est vertigineusement grand et vous aurez plus de chances de trouver une aiguille dans un container de foin que de tomber par hasard sur la (ou les) modifications susceptibles d’améliorer votre protéine dans le sens souhaité.

Dans ce cas, une stratégie alternative aux mutations ciblées peut être de donner un petit coup de pouce à la nature en générant toute une population de mutants aléatoires (c’est ce qui se produit durant le phénomène d’évolution), mais sur une échelle de temps réduite. L’idée a été posée dès le début des années 80, en théorie la recette pour produire une protéine améliorée était simple et s’apparentait à de l’élevage de protéines :

  • On commence par produire un grand nombre de protéines mutées au hasard.
  • On teste leur comportement vis à vis de la propriété que l’on souhaite améliorer.
  • On conserve les mutants donnant les meilleurs résultats.
  • On revient à l’étape n°1 en partant de ce groupe de mutants que l’on va à nouveau modifier aléatoirement

Et enfin on répète ces quatre étapes jusqu’à obtenir une protéine présentant les propriétés (solubilité, activité catalytique, résistance à la chaleur…) souhaitées.

La différence principale avec le processus d’élevage étant que l’on fait apparaître les variations (les mutations) dans la population de protéines, au lieu d’attendre bien sagement que celles-ci surgissent d’elles mêmes. En pratique, les choses étaient bien sur un peu plus compliquées, et il a fallut attendre 1991 pour qu’une équipe de recherche américaine dirigée par Frances Arnold mette en place ce protocole expérimental, en modifiant non pas directement une protéine, mais le fragment d’ADN codant pour celle-ci. Ce premier essai portait sur la subtilisine, une enzyme comprenant près de 300 résidus. En quatre rounds de mutations, l’équipe était parvenue à produire un mutant 256 fois plus efficace que la protéine native dans un mélange de solvants dénaturants.

Au fil des ans, chacune des étapes de cette recette originale a été progressivement perfectionnée. En exploitant les connaissances dont on dispose concernant la protéine cible, on peut par exemple faire en sorte que les mutations concernent des résidus importants pour la fonction de la protéine, comme ceux du site catalytique (la zone où a lieu la réaction chimique catalysée par une enzyme). Dans ce cas il y a de grandes chances que les mutations auront un impact sur l’activité catalytique, certes souvent pour le pire, mais aussi parfois pour le meilleur…

En presque trente ans, le laboratoire de Frances Arnold a ainsi réussi à produire des molécules plus stable et plus efficaces, avec notamment des protéine capables de rester fonctionnelles sur une grande gamme de températures. Des enzymes capables de catalyser de nouvelles réactions chimiques ont également vu le jour, et sont exploitées dans l’industrie, par exemple pour la synthèse de biocarburants ou de composés pharmaceutiques.

Une autre technique qui exploite l’évolution pour améliorer des protéines s’appuie sur les bactériophages (ou phages, de leur petit nom), des virus qui n’infectent que les bactéries. Comme tous leurs petits camarades de la grande famille virale, ils exploitent donc la machinerie protéique des bactéries qu’ils infectent pour reproduire leur matériel génétique et faire de nouvelles victimes (cf. introduction). En 1985, George Smith montre que l’on peut insérer un fragment d’ADN de son choix dans le matériel génétique d’une phage, et que les nouveaux phages produits par une bactérie infectée porteront alors à leur surface la protéine codée par ledit fragment d’ADN. La technique du tuning de phage (désignée le plus souvent par le terme phage display) était née, et elle allait servir à plein de choses plus utiles que faire le kéké sur un parking le dimanche…

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Au départ, toutes ces histoires de tuning laissaient les phages plutôt perplexes…

En effet, la protéine exprimée par notre phage tuné garde la possibilité de se fixer à des partenaires protéiques, et cette particularité a été exploitée par Gregory Winter dans sa recherche de nouveaux anticorps. Beaucoup de pathologies peuvent être associées à une molécule spécifique, un antigène, qu’il s’agit donc d’identifier et de neutraliser, via un anticorps.

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Après quoi les coupes à base d’anticorps sont devenues à la mode chez tous les jeunes phages…

En s’appuyant sur des librairies composées des milliards de phages portant chacun un anticorps différent, on peut isoler celui qui sera le plus adapté à un antigène donné, car il restera fixé à celui-ci. En reprenant ensuite les principes d’évolution protéique vus plus haut, on peut, partant de l’anticorps initialement isolé, générer plusieurs mutants aléatoires, créer une nouvelle librairie de phages tunés et tester à nouveau ceux-ci sur l’antigène cible jusqu’à obtenir un anticorps optimal.

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Mais quand ils se sont aperçus que c’était un piège, il était déjà trop tard !

Cette technique a permis des avancées considérables dans le domaine pharmaceutique, avec notamment la mise au point d’anticorps conçus pour traiter des maladies inflammatoires, ou certains cancers. Et les trois maitres de l’évolution que sont Frances Arnold, George Smith et Gregory Winter se sont vu décerner le prix Nobel de Chimie en 2018.