On a déjà parlé chiralité sur ce blog, à savoir la propriété qu’ont certaines molécules de ne pas être superposables à leur image dans un miroir. Parce que les acides aminés qui les constituent (à l’exception de la glycine) sont des molécules chirales, qui existent sous forme de deux énantimères (L et D) et dont la seule forme L est disponible dans la nature, le monde protéique est également chiral. Ce qui signifie que les machines de haute précision que sont les protéines sont spécifiquement adaptées pour agir sur des acides aminés de type L lorsqu’il s’agit par exemple de former ou de rompre des liaisons peptidiques entre deux résidus d’une chaîne protéique. C’est cette particularité qui confère son extraordinaire longévité dans notre organismes au venin de l’ornithorynque, puisque celui-ci contient une protéine intégrant des acides aminés de type D, que nos protéases ont donc le plus grand mal à dégrader.

Mais plutôt que de nous pourrir la vie, on peut aussi imaginer que ces protéines miroir pourraient avoir une utilité médicale. En effet, un principe actif construit avec des acides aminés de type D aurait également une durée de vie accrue dans notre organisme, et nécessiterait donc d’être administré en plus faible quantité qu’une molécule aisément dégradable pour un effet comparable.

Mais la fabrication de protéines miroir s’avère une tâche ardue. La synthèse de ces objets en laboratoire reste compliquée et limitée à des protéines de taille restreinte (en dessous de 350 acides aminés, alors que beaucoup d’enzymes sont nettement plus grosses que ça). Une option serait de confier ce travail à des organismes vivants, après tout à l’heure actuelle on n’a jamais fait mieux que la machinerie cellulaire pour fabriquer des protéines. Mais encore faudrait-il que celle-ci puisse fonctionner avec des objets en provenance de l’autre côté du miroir. En 2016, une équipe de recherche américaine a ainsi montré que la version miroir de DapA, une petite protéine de 312 acides aminées, pouvait également être repliée correctement par le système chaperon GroEl/GroES.

Plus récemment, une équipe chinoise a entrepris de reconstruire une usine à protéines cellulaire, c’est à dire un ribosome, dans sa forme miroir. Alimenté en ARN messager miroir (car les acides nucléiques aussi sont des molécules chirales) ce ribosome inversé pourrait fabriquer des protéines miroirs de manière nettement plus efficace que n’importe quel laboratoire humain. Mais le ribosome est lui même un assemblage complexe qui comprend plus d’une cinquantaines de chaînes protéiques et trois grands fragments d’ARN, il s’agit dont d’un travail titanesque ! Une première étape de ce projet a consisté à montrer qu’une RNA-polymérase (l’enzyme chargée de la transcription de l’ADN en ARN) inverse pouvait effectivement transcrire de l’ADN. Puis cette équipe c’est attelée à la reconstitution de la forme miroir d’une T7 RNA-polymérase, une enzyme comprenant plus de 800 acides aminés, découpée pour l’occasion en trois fragments de 200 à 300 résidus chacun, qui s’assemblent alors pour former une machine protéique fonctionnelle. Celle-ci a ensuite permis la fabrication, à partir d’ADN miroir, des fragments d’ARN miroir nécessaires au ribosome. Contrairement à l’ARN ordinaire qui est particulièrement fragile et rapidement dégradé par des enzymes dans la cellule, cet ARN miroir est nettement plus stable puisqu’il échappe aux ciseaux protéiques chargés de le découper. Mais il reste toujours à produire une version miroir de la partie protéique du ribosome, et à s’assurer que l’ensemble fonctionne correctement dans une cellule. Décidément la route est encore longue avant que nous ayons fini d’explorer le monde inversé !

La RNA-polymérase du bactériophage T7 (code pdb 1cez) dans sa forme d’origine (en cyan) et sa forme inversée (et magenta)